L’O.P.J. et les deux corps du Roi

La réforme de la police judiciaire voulue par le ministre de l’Intérieur et la mort récente de la Reine Elisabeth II me font penser à la formule des « deux corps du Roi » de l’historien allemand Ernst KANTOROWICZ, analysant l’Angleterre des Tudor au XV siècle. Elle permet d’expliquer la fiction juridique « le Roi est mort, vive le Roi ». Le souverain dispose en effet de deux corps : un corps charnel, qui peut mourir, et un corps politique qui, lui, est immortel.

La comparaison avec la police judiciaire est certes audacieuse mais réfléchissons un peu. Il y a deux corps chez un policier qui a la qualité d’officier de police judiciaire (O.P.J) : le policier, soumis à une hiérarchie classique qui peut lui donner des ordres de faire ou de ne pas faire, et l’officier de police judicaire, investi, à titre personnel, de pouvoirs propres qu’il met en œuvre, sous le seul contrôle des magistrats, dont il constitue, en quelque sorte, le prolongement.

La loi prévoit d’ailleurs que cette qualité d’O.P.J. est perdue lorsque le policier exécute une mission de police administrative : « l’exercice de ces attributions est momentanément suspendu pendant le temps où ils participent, en unité constituée, à une opération de maintien de l’ordre »1 . On voit donc le caractère spécifique de la police judiciaire qui explique les réactions au projet de faire passer les O.P.J. sous le contrôle des Préfets.

La consultation du site du ministère de l’Intérieur, avec l’interrogation « police judiciaire » mentionne : « aucune actualité trouvée ». Et pourtant…

Des enquêteurs de police judiciaire ont créé, il y a quelques jours, une « association nationale de la police judiciaire » (ANPJ) pour s’opposer au projet de réforme du ministre de l’Intérieur qui prévoit de placer, sous l’autorité d’un Directeur départemental de la Police nationale, lui-même dépendant du Préfet, tous les services de police du département (Sécurité publique, Police judiciaire, Renseignement et Police aux frontières). Ils indiquent que la dilution des effectifs de la Police judiciaire dans ceux de la Sécurité publique sera sans grand effet sur le traitement de la délinquance de masse (de la compétence de la Sécurité publique) mais affaiblira la lutte contre la grande criminalité qui ne s’arrête pas aux frontières d’un département.

L’Association française des magistrats instructeurs (AFMI) a apporté son soutien à cette initiative en dénonçant « la fin annoncée de la police judiciaire ».

Le Procureur général près la Cour de cassation, lui-même, met en garde contre une réforme « porteuse d’un certain nombre de dangers ».

Que penser de cette réforme ? Il faut la replacer dans l’histoire récente de la police judiciaire.

 

Les causes du déclin de la police judiciaire

Magistrat honoraire depuis peu, je voudrais apporter, modestement, mon regard sur la police judiciaire, fruit de mon expérience de magistrat pénaliste pendant plus de quarante ans.

Je n’ai pas vu arriver, en 1995, la « réforme des corps et carrières » qui a été le début de l’abaissement, pour des raisons budgétaires, de la police judiciaire. Cette réforme majeure a fusionné la police en tenue et la police en civil. C’était la fin des inspecteurs de police. Jusqu’alors, schématiquement, les policiers en uniforme et képi s’occupaient de la tranquillité publique et les policiers en civil de l’arrestation des criminels et délinquants. En termes juridiques les premiers, en tenue, faisaient de la police administrative et les seconds, en civil, de la police judiciaire. Ensuite, des suppressions importantes de postes de commissaires de police et de fonctionnaires de police appartenant au corps de commandement et d’encadrement ont conduit à l’attribution de la qualité d’OPJ aux gardiens de la paix. Cette réforme a entraîné « une baisse préoccupante de la qualité des procédures » souvent soulignée « à raison par les magistrats »2 sur laquelle tout le monde s’accorde aujourd’hui.

J’ai assisté, en 2009, au rattachement de la Gendarmerie au ministère de l’Intérieur, officiellement voulu pour les mêmes raisons budgétaires. Un récent rapport de la Cour des comptes montre que cette idée avait été initiée du temps de Nicolas SARKOZY, ministre de l’intérieur, en 2002, sans aucune étude d’impact préalable. Le rapport conclut à des synergies opérationnelles limitées entre les deux forces de sécurité, des gains de mutualisation difficiles à apprécier et un rattachement qui a bénéficié aux personnels mais a réduit les marges budgétaires de la Gendarmerie.

Dans la réforme projetée par l’actuel ministre de l’Intérieur, on retrouve la même façon de procéder : pas d’étude sérieuse préalable et pas de concertation vraie avec les différents professionnels concernés. Il existe pourtant de nombreux spécialistes, dont des universitaires, qui pourraient utilement apporter leurs idées.

 

Quels pourraient être les remèdes au déclin de la police judiciaire ?

Deux réformes sont indispensables pour redonner efficacité à cette fonction fondamentale de l’enquête pénale dans un État de droit.

D’abord, une réforme juridique. La lourdeur et la complexité de la procédure pénale sont devenues un frein aux enquêtes.

Il faut donc refonder notre procédure pénale. Mais c’est un chantier qui fait peur car il touche aux libertés publiques et les affrontements idéologiques sont redoutés. Il faut rechercher le point d’équilibre, qui fera consensus, entre les pouvoirs donnés à la police et les libertés des citoyens. Pour cela il faut imaginer la procédure pénale que vous aimeriez pour vous, que vous soyez victime ou suspect, chacun de nous pouvant se retrouver, à un moment ou un autre de sa vie, dans l’une de ces catégories. Vous verrez que la juste mesure sera trouvée, et que la procédure sera simplifiée.

Ensuite, il faut fournir des outils informatiques qui facilitent le travail des enquêteurs en les dégageant des tâches de bureautique. Je me suis risqué à imaginer, à la manière de Jules VERNE, la police judiciaire du futur3 en citant le physicien danois Niels BOHR dont je partage l’adage : « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité ».

De cette manière du temps d’enquête sera redonné aux enquêteurs, qu’il s’agisse de ceux de la Sécurité publique, qui sont noyés actuellement, ou de ceux de la Police judiciaire à qui il faut laisser leur spécificité.

Le projet tel qu’il est conçu revient à noyer un service spécialisé dans un service généraliste. Imagine-t-on, pour renforcer un service d’urgence débordé dans un hôpital, supprimer un service spécialisé en chirurgie ?

Le seul mérite de ce projet de réforme annoncée est de fédérer, en réaction, enquêteurs et magistrats et de lancer un débat qui concerne tous nos concitoyens : quelle police judiciaire voulons-nous ?

 

Article 20 du Code de procédure pénale

Note interne de la DGPN, transmise le 01/09/2021, au ministre de l’Intérieur.

« Police judiciaire du futur : de nouvelles enquêtes », 10/02/2021, sur le blog memopj.fr